INTERVIEW Maître Thierry Ben Samoun, avocat fiscaliste, analyse les enjeux d’un article du projet de loi de finances autorisant à titre expérimental la collecte par Bercy de données sur les réseaux sociaux
- Bercy va expérimenter pendant trois ans la collecte de données sur les réseaux sociaux pour traquer les fraudeurs fiscaux.
- Cette collecte massive de données suscite des craintes en matière de respect de la vie privée des contribuables.
- Maître Thierry Ben Samoun, avocat fiscaliste et ancien inspecteur des impôts, décrypte pour 20 Minutes les principaux enjeux de cet article du projet de loi, qui sera débattu à partir de mardi à l’Assemblée nationale.
Facebook, Twitter, Instagram, Le Bon Coin, Airbnb… L’administration fiscale va désormais ratisser large pour traquer les fraudeurs fiscaux. Un article du projet de loi de finances 2020 prévoit d’expérimenter pendant trois ans, au sein de l’administration fiscale et des douanes, la collecte et l’exploitation de données librement accessibles sur les réseaux sociaux et les plateformes numériques. Concrètement, si vous postez une photo de vous au volant d’une Ferrari sur votre compte Facebook ou si vous revendez un produit en très grande quantité sur Le Bon Coin ou eBay, le fisc sera mis au courant et pourra s’en servir contre vous !
Selon l’administration fiscale, cette mesure est aujourd’hui nécessaire pour faire face « aux évolutions de la société » et aux « limites de nos systèmes de détection actuels ». Mais cette collecte massive de données, qui se concentrera sur des éléments publiquement accessibles en ligne, suscite des craintes en matière de respect de la vie privée des contribuables. Dans un avis rendu public lundi 30 septembre, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) a émis des réserves sur ce projet, arguant qu’il était « susceptible de porter atteinte à la liberté d’opinion et d’expression » des personnes concernées. Maître Thierry Ben Samoun, avocat fiscaliste, qui a travaillé pendant vingt ans au sein de l’administration fiscale, décrypte pour 20 Minutes les principaux enjeux de cet article du projet de loi de finances, qui sera débattu à partir de mardi à l’Assemblée nationale.
Bercy a-t-il le droit de se servir de contenus partagés sur Facebook ou Instagram pour chasser les fraudeurs fiscaux ?
L’administration fiscale scrute déjà beaucoup de données, comme des factures, des comptes bancaires… Elle utilise aussi déjà les réseaux sociaux lors de certaines enquêtes. J’ai par exemple une cliente qui a été contrôlée car elle avait posté sur Facebook des horaires d’ouverture de son institut de beauté qui étaient différents de ceux officiellement déclarés. Mais ce qui est nouveau avec cet article du projet de loi, c’est que Bercy pourra désormais se servir de vos publications sur Internet pour motiver un redressement fiscal. Ce sera un argument juridique nouveau pour motiver le lancement d’une enquête fiscale. Ce que l’on publie sur les réseaux sociaux est-il réellement le reflet de notre vie quotidienne ? N’enfreint-on pas la vie privée des gens ? C’est aujourd’hui ce qui pose réellement problème…
Cet article du projet de loi de finances est-il donc, selon vous, conforme aux droits de la personne et aux principes de protection de la vie privée ?
Cet article, s’il est effectivement appliqué et mis en œuvre par Bercy, est tout simplement liberticide. La moindre photo de vacances que l’on publiera sur les réseaux sociaux pourra être utilisée contre vous. Même si on est encore loin du monde dystopique du roman de George Orwell [1984], cette mesure y fait clairement écho. Elle me fait aussi penser à « Rap-Tout », la célèbre chanson des Inconnus. On sera bientôt tous espionnés, tous traqués ! Après Google Earth et Mappy pour repérer les piscines non déclarées à Bercy, les nouvelles règles fiscales mises en place pour les plateformes collaboratives [Airbnb, Drivy…] ou encore les recherches effectuées auprès des compagnies aériennes, ce sont désormais les comptes personnels des contribuables qui seront donc examinés à la loupe !
Quelle forme prendra cette surveillance ?
Cela concernera toutes vos publications sur les réseaux sociaux et les sites marchands. Concrètement, le fisc pourra scanner vos photos, textes, et autres contenus publiés sur Facebook, Twitter, Instagram, Airbnb, Amazon ou encore eBay. Le nouveau service de police fiscale, qui sera mis en place, se servira d’un logiciel antifraude, croisant les données des contribuables (publications sur les réseaux sociaux, comptes bancaires, réservations, factures, déclarations d’impôts…). Ce sera probablement un outil très utile pour Bercy, qui dispose malheureusement aujourd’hui d’un effectif très limité pour traquer les fraudeurs fiscaux.
Quelles options pour le contribuable ?
Pour échapper à cette surveillance, deux options s’offrent au contribuable. Disparaître complètement des réseaux sociaux ou rendre ses publications privées. Si vos posts sont publics, et que vous avez accepté les conditions générales de la plateforme, et donc donné votre consentement tacite, vous ne pourrez en effet pas faire grand-chose. Il serait utile, à cet égard, de renforcer le recueil du consentement, pour le rendre plus clair et explicite. Tous les internautes n’ont pas forcément conscience de l’utilisation qui peut être faite des données qu’ils publient. Mais j’attends surtout aujourd’hui de voir comment l’administration fiscale va réellement appliquer cette mesure. Car l’objectif aujourd’hui pour Bercy, c’est surtout de communiquer autour de ce nouvel arsenal législatif, dire aux gens “attention, on va maintenant vous surveiller sur les réseaux sociaux”. Et ainsi faire comprendre aux fraudeurs qu’on ne va plus les lâcher…